Par Marie-Sophie Ramspacher | 23/01 | 16:54 | mis à jour à 18:04

Le management « numérique » se limite au déploiement d’outils (smartphone, tablette, RSE, etc.). Or, l’e-transformation nécessite bien davantage : une révolution managériale de grande ampleur.

Pour la première fois dans l’histoire des technologies, les entreprises accusent du retard par rapport à la société. « Les salariés manipulent davantage le numérique dans leur vie privée qu’au sein de l’entreprise », constate Michel Germain, directeur associé d’Arctus.

Pourtant, l’e-transformation est en marche : dans les entreprises fleurissent les réseaux sociaux internes, les comptes Facebook et Twitter, tous sont interconnectés via leur smartphone, pour autant la façon de collaborer change peu dans des organisations cloisonnées et hiérarchiques. Pour les managers, l’équation tourne au casse-tête : ils n’ont pas la recette pour accompagner la transition numérique. « Les entreprises se placent dans une situation prudentielle, or, il faut faire preuve d’entropie. En loi thermodynamique, cela signifie revoir le modèle existant, le refondre en fonction du bénéfice d’usage lié aux technologies, aux hommes et aux projets », évalue Michel Germain.

Car l’adaptation au digital en vaut la chandelle : selon une étude menée par Capgemini Consulting avec le MIT, les entreprises les plus avancées en la matière présenteraient une rentabilité supérieure de 26 % par rapport aux autres, ce qui sous-entend l’implication de leur direction générale sur tous les sujets d’organisation. Un sujet lancé par Accenture dès l’ouverture du forum de Davos, mardi.

Ouvrir les organisations

La vertu du digital serait d’instiller du collaboratif entre les étages, voire de diminuer les strates hiérarchiques, récitent les consultants, mais pour quels bénéfices ? Une structure organisationnelle « plate » serait-elle un modèle ? « L’entreprise ne sera jamais seulement “horizontale”, analyse Dominique Turcq, fondateur de l’institut Boostzone.Les verticalités, les hiérarchies formelles, les silos sont essentiels. Mais toutes ces verticalités sont désormais poreuses, transparentes, ouvertes et permettent à chacun de savoir qui est qui, qui sait quoi et d’approcher les autres plus directement, sans avoir à subir les coûts de transaction qu’imposaient des verticalités étanches », défend l’expert.

De fait, le numérique plaiderait plutôt pour l’entreprise « latérale », un concept cher à Olivier Charbonnier, coauteur de « A quoi ressemblera le travail demain » (Dunod). « Les écosystèmes de type solaire autour d’un centre qui directement ou indirectement génèrent des relations et des productions qui reviennent à l’entreprise sont une bonne synthèse à la fois des logiques industrielles éprouvées et des dynamiques artisanales », développe le cofondateur de DSides. Dans son livre, il cite deux modèles : l’intermédiation « qui valorise la création de valeur hors les murs à orchestrer à partir des réseaux sociaux » et l’excubation « qui encourage l’éclosion de start-up accolées au lieu de faire la révolution en interne ».

Le changement de paradigme proposé vise à ouvrir les organisations. « Les opportunités qui émergent du 2.0 sont des évolutions du business model avec des changements de position dans la chaîne de valeur, la suppression des intermédiaires ou au contraire la création de valeur par l’intermédiation. Quelqu’un capable de bien qualifier l’information devient une ressource de valeur », résume Nicolas Monomakhoff, fondateur de MNM Consulting.

Du manager diminué au manager augmenté

Dans cet écosytème, le manager a-t-il encore un rôle à jouer ? « Plus que jamais », répond Dominique Turcq. « Son rôle est bien sûr diminué dans le sens où il est moins qu’avant courroie de transmission, d’autorité ou de savoir. Sa nouvelle position est d’apporter du coaching, de la réflexion et de l’analyse », souligne l’inventeur du concept de management augmenté (*). Ses champs d’intervention sont encore plus vastes et… plus flous. « Le numérique, c’est le management de la confiance », traduit simplement Louis Treussard, directeur de L’Atelier BNP Paribas. « La performance de la start-up, ce n’est pas son organisation, c’est la certitude que les personnes choisies sont fiables, capables, parfois source d’erreurs et souvent à l’origine de grandes choses. » « Cela sous-entend d’accepter de perdre le contrôle de l’aléa », enchaîne Olivier Charbonnier, directeur général d’Interface, rappelant que « la simple injonction d’innover entrave la créativité ». « Induire sans prescrire, orienter sans programmer, piloter sans enfermer voici les nouveaux drivers ».

Un directeur en digital

La digitalisation serait donc une petite révolution en matière de gouvernance. « Ne nous cachons pas, le digital remet en cause la hiérarchie », poursuit Louis Treussard, ce qui expliquerait l’immobilisme actuel : « Les freins sécuritaires ont été activés à tous les niveaux, par les DSI, les directeurs d’entités. Aujourd’hui, seul le directeur général peut les débloquer car lui seul peut – et doit – incarner la digitalisation en amorçant le changement avec les métiers ». La nomination d’un directeur digital est une bonne piste à condition de lui conférer une forte légitimité : « Pour fédérer les enjeux et problématiques des DSI, DRH, directeurs marketing et communication, il doit reporter à la direction générale. »

Réhumaniser le travail

De façon inattendue, alors que la proportion de collaborateurs hors les murs s’accroît, les managers se font un devoir de veiller à la préservation d’un sentiment d’appartenance. « Gérer des individus à distance implique d’établir un pacte employeur personnalisé, de définir un contenu de mission et des objectifs détaillés, en somme de nourrir une relation sur mesure », évalue Céline Laurenceau, responsable de l’activité conseil en gestion des talents d’Accenture France.

Cette démarche pourrait contribuer à réhumaniser le travail : « Lorsque le lien n’est plus hiérarchique, ni l’ incantatoire ni le dirigisme ne peuvent fonctionner. Le management désincarné par résultat semble être la seule voie, si ce n’est que cette formule a déjà montré ses écueils sur la motivation », argumente Olivier Cimelière, auteur de « Managers, parlez numérique » (éd. Kawa).

Une aubaine pour les RH

Dans ce vaste chantier, le « digital pourrait permettre à la fonction RH de (ré)concilier une posture conservatrice inhérente à son rôle de gardien du temple du droit social avec un visage plus innovant », analyse Marie-Laure Fayet, coauteur d’un rapport sur le sujet pour Eurogroup Consulting. « Jusqu’ici le digital est l’affaire de tous, donc de personne, chaque structure de l’entreprise et de l’administration s’en saisit avec son propre angle d’attaque », poursuit-elle. Michel Germain, dans un ouvrage à paraître (2) insiste sur la nécessité de conjuguer le management éprouvé et le e-management : « Pour greffer aux deux fondamentaux que sont la directivité et l’impulsion d’une dynamique partagée la dimension digitale, il faudra infuser la coresponsabilité, la coinnovation, la cocontribution, le copartage d’informations, voire le comanagement entre entités. »

Le chantier est colossal : selon le baromètre Capgemini Consulting, les DRH jusqu’ici n’ont guère été moteurs.

(1) auteur de « Le management augmenté. Faire face à la complexité » (Boostzone Institute Editions) (2) « Le management 3D » (Economica)

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